NORAH
Sept valises logent sur le perron de mon atelier parisien. Norah, leur propriétaire est une travailleuse du sexe sans domicile fixe. À certains moments, je perçois de l’intérieur de mon atelier, son ombre ou sa silhouette à travers la vitrine dépolie.
« Ce soir, Norah est devant ma porte, pour y passer la nuit comme d’habitude. J’échange quelques mots avec elle. Je me dis en moi-même que je vais lui montrer les portraits d’elle que j’ai réalisées mais je me sens mal, lui montrer ces portraits qui vont rester à l’intérieur, bien au chaud alors qu’elle-même va rester à l’extérieur. Les représentations peintes sont-elles plus importantes que la personne même ? Tout cela me paraît si absurde, me désole… bien qu’elle ait toujours refusé d’autres aides de ma part et qu’elle semble juste satisfaite de passer ses nuits dans l’espace abrité devant l’atelier… et de se sentir respectée. » (Extrait du journal d’atelier, 30 novembre 2015)
Questions de plus en plus aigües à propos de la relation entre l’art et la société. J’aurais aimé agir mais, impossible. Je me sens comme le protagoniste du film « The Square » du cinéaste suédois Ruben Östlund. Un directeur d’un centre d’art contemporain qui, tout en prenant conscience de la détresse des démunis, se trouve dans l’incapacité d’agir différemment. C’est le système socio-économique qui définit les règles du jeu.
Autre ambiguïté plus profonde encore, l’utilisation dans la création artistique, de sujets traitant des désordres socio-politiques. Difficile de donner à ces œuvres la place qui conviendrait, lorsqu’elles sortent de l’anonymat, c’est le plus souvent pour le marché de l’art, perdant du coup leur vraie force de questionnement et plus encore, profitant à un système qui crée et entérine l’exclusion de personnes comme Norah.
Guy Oberson, notes personnelles
« Le rapport à l’identité de l’être figuré est indubitablement relié au culte que l’artiste Guy Oberson voue à la photographie. Extraite d’un album d’art ou prise de vue personnelle, la photographie éveille et enclenche le processus de mise en images, agissant comme un instrument de souvenir ou, au contraire, de distanciement de la réalité immédiate1. À l’instar de Norah, une femme sans domicile fixe photographiée devant l’atelier parisien de l’artiste, et dont le portrait est retravaillé ensuite dans une magnifique huile sur toile et des dessins d’une force étonnante. Le passage dans le studio de l’artiste et la médiation par la photographie altèrent-ils l’individualité de Norah ? La magie de son portrait réside dans la conjonction complexe entre le corps biologique, l’identité sociale et la personnalité de l’être. Norah porte un nom et possède une histoire personnelle que la représentation à elle seule ne saura pas authentifier. Dans sa robe blanche étendue, aux parures minimalistes, la femme semble discrète, repliée sur elle-même, pourtant ses yeux défient les nôtres. La représentation de face guide l’attention vers le visage, l’attitude solennelle et digne du modèle. La luminosité et la sévérité des traits façonnés à l’huile ou à la pierre noire composent une personnalité insolite et envoutante. Norah nous regarde et se projette dans notre propre regard. Sa présence est morale, elle instruit le regard, construit la perception à travers l’œil de l’artiste et la contemplation, la gratitude que nous lui rendons. »
Dora Sagardoyburu, historienne de l’art
Extrait de « Guy Oberson – Le corps radiographié»
Texte plublié dans « Zones poreuses – Carte blanche à Guy Oberson », Galerie C, Neuchâtel, 2016